Chef(fe) d’orchestre : la posture artificielle Greco, 4 décembre 20247 décembre 2024 Ce n’est pas la première fois qu’un androïde tente de prendre la place d’un chef : encore récemment, à Dresde, trois robots, lors d’un concert, ont dirigé simultanément trois groupes de musiciens.L’escalade des technologies développant la substitution de l’humain vers la machine devient incontrôlable, presque hystérique et nous fait croire que celle-ci est omnipotente. Mais peut-on réellement imaginer l’ersatz du chef ou de la cheffe d’orchestre ? La première mission du chef d’orchestre est de distribuer la ponctualité à un groupe d’individus, qu’ils soient 15 ou 150. Il leur permet, a minima, de partir et d’arriver en même temps et de moduler la vitesse d’exécution (le tempo). Il y a quelques siècles, un bâton frappé sur le sol faisait office de métronome et permettait cet alignement temporel. Aujourd’hui, c’est la main du chef souvent prolongée d’une baguette qui permet cette synchronisation. Depuis quelques décennies, lors d’enregistrement de musiques de film, on utilise le clic, (un son bref et repérable). Cette sorte de métronome est transmis dans le casque des interprètes en même temps qu’ils jouent, ce qui leur permet de se caler à l’image avec précision. Peut-on alors remplacer le chef par une machine ? C’est vraisemblablement ce qu’ont voulu faire les chercheurs allemands en accomplissant cette expérience inédite qui permit à 3 phalanges d’instrumentistes de jouer ensemble avec des tempi et des signatures métronomiques (2/4, 3/4, 6/8…) différents. Un être humain n’a pas la faculté de formuler et retransmettre simultanément trois séries d’informations divergentes et seule, la force de calcul d’une machine, ici associée à des objets articulés peut y arriver. Je crains toutefois que le répertoire concerné par ce genre d’expérience soit limité à des musiques expérimentales et avant-gardistes. Mais le chef n’est pas seulement le gardien du temps, il est aussi un générateur de vie… Je ne suis pas chef d’orchestre, mais j’ai eu la chance et le bonheur d’avoir côtoyé, à la fin du siècle précédent, un certain nombre de chefs mythiques. J’œuvrai alors comme directeur artistique du service classique de Pathé-Marconi EMI et au cours des nombreuses productions que j’ai dirigées, j’ai pu constater quelles étaient les qualités dont disposaient ces artistes prestigieux et combien elles différaient d’un chef à l’autre. Je ne pourrai jamais oublier l’incidence sur les musiciens du magnétisme d’un Bernstein, de la subtilité d’un Maazel, de la fougue d’un Rostropovitch, de la puissance d’un George Prêtre, ou de l’élégance d’un Muti. La liste est longue de ces brillants interprètes du silence. En effet, une partition physique est un objet inanimé et silencieux. Sans transmission sonore, elle n’est pas partagée. Le chef est donc l’orateur du silence qui fait raconter à un ensemble l’histoire que des signes cryptés lui suggèrent.Interprète parmi les autres, il concentre toutes les énergies qu’il reçoit pour redistribuer la sienne en un fluide indicible, vecteur de sa vision artistique. Cette dynamique interactive, quand le magnétisme opère, apporte une quatrième dimension à la salle de concert. Le corps du chef est donc son langage. Sollicitant l’intégralité et la complexité de son système nerveux, il s’en sert sans réserve, jouant de toutes les postures possibles, gestuelle, mimiques, torsions, expressions faciales, etc. Parfois, il danse et devient aérien. L’interprétation d’une partition s’affine grâce aux indications que le chef transmet durant les répétitions et qui concernent mille subtilités dans le jeu des instrumentistes : c’est une quête de qualité et de personnalisation. Avant ou pendant le concert, le dialogue avec les musiciens est donc fondamental et le chef incarne cette subtile communion musicale. Même s’il est prévisible que, progressivement, les partitions dématérialisées gérées par des algorithmes s’infiltreront dans l’orchestre, je crains que les robots peinent encore longtemps à prendre la place du maître de la cohérence. Lire l’article dans “La lettre du musicien” Article de presse