Les publications visionnaires … (#2) Greco, 27 novembre 200625 juin 2024 Journal LES ÉCHOS – 27 novembre 2006 – page 17 – Idées – Le point de vue de Gréco Casadesus LE BOOM DES CREATEURS DE MUSIQUE Notre société est perturbée par son instabilité et l’incertitude de son devenir. Dans ce contexte, la notion de création est devenue rassurante et le terme créateur se retrouve largement galvaudé : des créateurs de beauté au créateur d’automobiles, nous sommes entrés dans l’ère du rêve industrialisé. Ainsi, vendre de l’ersatz de création via les technologies d’assistance est devenu un marché prometteur et foisonnant. Cet inquiétant détournement de la notion de création est également soutenu par une forte demande, l’accès au stade de créateur artistique n’ayant jamais autant été convoité, notamment chez les jeunes générations séduites par les sirènes des (télé)communicants, ou motivées par le désir d’accéder à des castes inaccessibles auparavant… La musique n’y échappe pas : faire (ou assembler) de la musique n’a jamais été aussi facile et abordable et nous disposons déjà d’outils incroyablement inventifs élaborant des imaginaires inédits, confondant le produit de la machine avec le fruit de l’imagination. Dans ses aspects les plus populaires, la musique de demain se servira d’interfaces visuelles (permettant d’assembler et de dessiner à l’écran des éléments musicaux) et les créations collectives se répandront, toujours assistées par une puissante informatique. Ainsi, les fruits hybrides de ces manipulations protéiformes, composites, soumises aux règles de l’aléa et de l’intelligence artificielle, risquent de ne plus correspondre au schéma traditionnel de notre droit d’auteur qui protège le caractère unique, inaltérable et la rémunération de nos œuvres… Pour les diffuser avec ou sans images, le nomadisme cellulaire va proliférer, offrant en tous lieux et à tous moments, pour un prix de location forfaitaire et dégressif, pléthores de musiques issues de gigantesques banques de données. Nos choix seront artificiellement conseillés et la musique coulera à flots continus et volatils. Internet détient un phénoménal potentiel de focalisation qui touche l’individu perdu dans la masse, et celui-ci va donc disposer d’une influence croissante via de multiples réseaux affins et parallèles. Ceux qui contestent le système traditionnel de sélection (maisons de disques, éditeurs …) y verront une renaissance ; d’ailleurs, les nouveaux modèles de la production musicale, tant artistiques qu’économiques, éclosent déjà, stimulés par la contraction des métiers et les considérables possibilités d’exposition des réseaux virtuels. L’autoproduction s’organise, et le public devient de plus en plus prescripteur, amené à désigner, adopter, acheter par enchère ou non sa part de rêve personnalisé. C’est une révolution et un hold-up : une révolution, car les barrières sautent, et un hold-up, parce que se propage, une mode obsessionnelle et iconoclaste consistant à s’approprier le réservé ou l’interdit. Outre certains secteurs encore préservés comme le spectacle vivant, nul ne peut dire ce que va devenir l’artiste-créateur… Entre le coup de pouce procuré à ceux qui n’osaient pas “faire l’artiste” et cette propension à occulter les degrés d’acquisition des compétences, le système qui se profile produira beaucoup de désillusions. La pédagogie détient donc un rôle fondamental dans notre futur : elle seule peut combattre la médiocrité engendrée par la multiplicité des automatismes. Les volontés politiques doivent impérativement se pencher sur cette nécessité. L’éditeur musical, commerçant des racines de l’œuvre, peut également restabiliser la situation en gérant efficacement, dans un climat de confiance et à l’échelle humaine, le catalogue qui lui est confié. La société va continuer à fabriquer ses demi-dieux : ils sont inéluctables. Et le fossé va se creuser entre les créateurs noyés dans la masse, appauvris, mais intéressants des micro-réseaux, et les “stars”, plus rares, donc plus chères, soutenues par les consortiums de la télécommunication. Le processus créatif est fragile et l’artiste-créateur de demain devra, pour transmuer une simple idée en œuvre transmissible, c’est-à-dire maîtriser et conduire à terme un concept artistique convaincant, réaffirmer ses qualités fondamentales : intuition, authenticité, ténacité, communicabilité, et audace. Dans ces conditions, les outils novateurs qui lui seront proposés pourront être un complément stimulant et inépuisable à son imaginaire, s’il sait en rester le maître. Et j’espère que je pourrai toujours dire : “être artiste, avant que d’être un métier, c’est un état”. Greco Casadesus, compositeur, Président fondateur de l’Union des Compositeurs de Musiques de Films (UCMF). Retour au sommaire Article de presse